Shu Ha Ri, apprendre, désapprendre, réapprendre

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Un des grands paradoxes de nos carrières aujourd’hui, c’est que ce qui nous a permis de réussir hier peut devenir un frein demain. Dans ce contexte, deux citations résument un basculement profond de notre rapport au savoir.

« Your ability to rethink and unlearn matters far more than raw intelligence. »
Adam Grant

Cette idée est cohérente avec les travaux sur le learning agility, défini comme la capacité à apprendre de l’expérience, à transférer ces apprentissages vers de nouvelles situations et à ajuster ses comportements en conséquence. Des recherches montrent une corrélation significative entre learning agility et performance, avec des coefficients supérieurs à ceux observés pour l’intelligence ou les compétences techniques isolées. D’autres études soulignent que les personnes les plus agiles dans leur apprentissage sont aussi celles qui progressent le plus en performance au fil du temps, notamment grâce à une plus grande conscience d’elles‑mêmes et une meilleure capacité à changer de stratégie

« The illiterate of the future are not those who can’t read or write but those who cannot learn, unlearn, and relearn. »
Alvin Toffler

Cette intuition est au cœur de la théorie de l’apprentissage organisationnel développée par Chris Argyris et Donald Schön. Avec la notion de double boucle d’apprentissage, ils montrent que les organisations les plus adaptatives ne se contentent pas de corriger des erreurs à l’intérieur de leurs règles existantes (simple boucle), mais remettent en cause les hypothèses, normes et objectifs qui structurent ces règles. Autrement dit, l’enjeu n’est pas seulement de faire « mieux » ce que l’on fait déjà, mais de se demander si l’on fait encore les bonnes choses.

Les neurosciences apportent un troisième éclairage à ces deux citations. La recherche sur la neuroplasticité montre que le cerveau adulte reste capable de se reconfigurer en profondeur, à condition d’être exposé à la nouveauté, à l’effort cognitif et à la remise en cause de ses habitudes mentales. Seulement, les mêmes circuits neuronaux qui nous rendent efficaces par la répétition peuvent aussi rigidifier nos façons de penser et de décider. Pour intégrer de nouveaux modèles, il ne suffit pas d’ajouter de l’information ; il faut accepter de « débrancher » certaines associations anciennes, ce que les spécialistes décrivent explicitement comme un processus de désapprentissage.


Dans un contexte professionnel, ces travaux donnent une profondeur particulière aux propos de Grant et Toffler.

  • Pour les individus, apprendre à désapprendre devient une compétence stratégique. Les recherches en psychologie du travail montrent que les profils à forte learning agility explorent plus volontiers les retours d’expérience, changent plus vite de cap et montrent une meilleure résilience face à l’incertitude. Cela suppose d’accepter la dissonance cognitive : reconnaître qu’une pratique qui a longtemps « marché » ne convient plus, ou que des croyances profondément ancrées ne sont plus alignées avec la réalité.
  • Pour les managers, le rôle évolue de « gardien des réponses » à « facilitateur d’expérimentations ». Favoriser la double boucle d’apprentissage implique de créer des espaces où il est légitime de questionner les règles, les indicateurs, voire les objectifs eux‑mêmes. Cela passe par des rituels de feedback qui ne se limitent pas à discuter des résultats, mais interrogent les hypothèses de départ, les critères de succès, les angles morts.
  • Pour les organisations, la capacité à apprendre, désapprendre et réapprendre devient un facteur clé d’avantage compétitif. Des études récentes soulignent que les entreprises qui développent la learning agility au niveau collectif s’adaptent mieux aux ruptures technologiques, innovent davantage et co‑créent plus de valeur avec leurs parties prenantes. Cela implique de concevoir des dispositifs de formation qui ne se limitent pas à empiler du contenu, mais qui confrontent les collaborateurs à des situations ambiguës, les incitent à expliciter leurs modèles mentaux et à les réviser.

Comment la méthode Shu Ha Ri permet de relier ces perspectives de manière très concrète ?

Shu Ha Ri est un modèle d’apprentissage issu des arts martiaux japonais qui décrit trois étapes :

  • Au stade Shu, l’apprenant suit les règles et les formes à la lettre. Sur le plan neuronal, il consolide des circuits par la répétition : c’est nécessaire pour automatiser des gestes, des procédures, des façons de faire.
  • Au stade Ha, il commence à comprendre le « pourquoi » derrière ces règles et à les adapter. Le cerveau combine des réseaux jusque‑là séparés, explore d’autres solutions, teste des variations : c’est le début de la reconfiguration des modèles mentaux.
  • Au stade Ri, il transcende la forme : il remet en cause, dépasse, voire contredit ce qu’il avait appris au stade Shu lorsque le contexte l’exige. Ce niveau correspond pleinement au triptyque « learn, unlearn, relearn » : certains circuits anciens sont inhibés ou réorganisés au profit de nouvelles configurations plus adaptées.

Transposé à l’entreprise, cela donne une grille de lecture très opérationnelle :

  • Shu : respect rigoureux des processus, des frameworks, des bonnes pratiques. Le cerveau fonctionne surtout en mode routinier, ce qui est efficace mais peut rigidifier la pensée.
  • Ha : adaptation des règles, contextualisation, amélioration continue. On sollicite davantage la flexibilité cognitive, l’exploration, la capacité à intégrer de nouveaux points de vue.
  • Ri : remise en cause des modèles mêmes qui ont fait le succès passé, invention de nouvelles formes d’organisation, de nouvelles offres, de nouvelles façons de décider. Ici, l’enjeu n’est plus seulement d’apprendre, mais d’accepter de laisser mourir certaines façons de penser pour permettre au cerveau – et à l’organisation – de se reconfigurer en profondeur.

Relier les citations de Grant et Toffler à Shu Ha Ri et à la neuroplasticité permet de sortir d’une vision purement « inspirante » pour entrer dans un véritable mode d’emploi :

  • Oui, nos compétences techniques et notre intelligence comptent, mais elles deviennent vite des routines neuronales.
  • Ce qui fait la différence, c’est notre capacité à passer du Shu au Ha puis au Ri : accepter l’inconfort, questionner nos certitudes, inhiber des réflexes appris pour en développer de nouveaux.
  • Et au niveau collectif, c’est la capacité d’une organisation à orchestrer cette plasticité – dans ses processus, sa culture, ses modèles de décision – qui devient un avantage compétitif décisif.

En ce sens, « Your ability to rethink and unlearn… » et « learn, unlearn, and relearn » ne décrivent pas seulement une attitude mentale souhaitable : ils décrivent la façon dont notre cerveau fonctionne réellement lorsqu’il reste vivant, adaptable et créatif tout au long de la vie.

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